Bluenote
a effectué le 1er tiers de sa traversée de l’Indien. Ils sont arrivés aux Cocos
Keeling Islands après 6 jours de navigation.
Je
laisse la plume - une très belle plume - à Jean-Pierre qui tient un journal de
bord d’autant plus passionnant que c’est celui d'un « équipier qui aimait
la mer mais n'en connaissait que l'écume, autant dire pas grand-chose ». Grâce
à lui, nous découvrons pensées et sensations qui animent le marin lors d’une
grande traversée en direct :
" Premier quart de nuit : chevauchée fantastique
Mercredi 17 août – 3h20. Je suis seul sous les étoiles. Du moins celles que l’on
aperçoit, la plupart étant voilées par les nuages. La lune qui, tout à l’heure
au début de la nuit, dominait la voûte céleste de toute sa puissance par bâbord
arrière, me montre désormais la route, à l’avant. Une route sud-ouest sur les
onze mille milles qui nous reste à couvrir jusqu’à l ‘archipel australien de
Coco-Keeling. Depuis que Bluenote a quitté le mouillage de Serangan au sud de
Bali hier matin peu après 10h, franchissant la passe de la barrière de Corail à
côté de laquelle s’égayait une palanquée de surfeurs, nous avons donc parcouru
cent milles, ce qui est un bon rythme. Du Sud Est vient un souffle chaud
régulier qui propulse le catamaran de cinquante pieds à près de dix nœuds en vitesse
apparente. Et ce, alors que nous avons amené le gennaker déployé après le
déjeuner et pris un ris dans la grand-voile, manœuvres effectuées après le
coucher du soleil. Le navire suit, très au large, les côtes du centre de Java à
la hauteur de Jogyakarta.
Tout autour de moi, rien ne se signale dans l’obscurité, pas la moindre
lumière. Hier, vers 21h alors que nous naviguions à proximité du détroit qui
sépare Bali de l’île indonésienne principale, nous avons croisé la route d’un
navire de pêche, probablement un ligneur, puis aperçu, loin à bâbord, les feux
d’un autre bateau. Depuis, plus rien. Le vide absolu sur cet océan qui donne
l’impression que l’on chevauche un monstre. Un monstre placide mais un monstre
tout de même. La houle qui nous accompagne par trois quarts arrière, est
puissante avec des creux de quatre à cinq mètres, elle imprime au bateau un
léger roulis. Parfois, une vague plus téméraire que les autres vient claquer
sur l’un des flotteurs. Aux environs de minuit, à la relève du quart, une brusque
saute de vent a obligé Captain Georgio et Alain à opérer quelques réglages. Le
mouvement du bateau est soudain devenu moins régulier jusqu’à ce que les
ajustements de voilure lui redonnent son rythme.
Je suis donc de quart, le premier de la longue traversée. De 3H au lever du
soleil. Trois heures de solitude à scruter l’horizon mouvant à l’avant du
Bluenote pour y déceler les lumières d’un bateau qui n’aurait pas de
signalement AIS, le réseau de positionnement international ; trois heures à
suivre la vitesse sur trois instruments de mesure dont le GPS, à vérifier que
la route suit au plus près, celle, théorique, représentée en bleu sur
l’ordinateur de bord. Et justement, depuis ma prise de quart, elle a tendance à
s’en écarter. J’ai donc corrigé le pilote automatique de deux puis de cinq
degrés à tribord.
... Déjà une heure et demie de veille. Au-dessus de l’horizon, la lune est
masquée par un monumental nuage noir à l’architecture de cathédrale futuriste.
La clarté de l’astre, renvoyée à la verticale, dessine comme un large linceul,
loin, très loin à l’avant. Debout à côté de la barre, accroché à une poignée
aménagée dans la saillie du roof, j’observe le mouvement puissant de la houle.
Les rouleaux qui viennent vers moi sont gris acier. Ils font se soulever
Bluenote qui ne cesse de se cabrer puis de redescendre en une sorte de
chevauchée fantastique. C’est à la fois grisant et un peu inquiétant pour le
terrien que je suis.
Nous avons quitté le sol de Bali à 9h30 locales mardi 16 août lorsque nous
avons embarqué sur l’annexe pour rejoindre Bluenote après des ultimes courses
effectuées à terre et un passage au service de l’immigration pour le visa de
sortie.
Le petit village de Serangan, au bord de la mangrove qui couvre les
pourtours de l’île de la Tortue, malgré les flots de touristes qui viennent y
embarquer pour les îles Gilis, a conservé son authenticité : maisons de
plain-pied construites en pierres de lave, rues étroites et pavées bordées de
bougainvilliers et de frangipaniers en fleurs, cours intérieures fraîches sur
lesquelles s’ouvrent des varangues aux menuiseries multicolores et où les
familles ont élevé des temples domestiques aux dieux de l’hindouisme... Il y a
bien une mosquée à Serangan qui appelle cinq fois par jour les fidèles à la
prière mais ici, les fidèles sont plutôt ceux de Brahma, Vishnu et Shiva. Une
belle excursion matinale donc avant le grand large.
La réalité de la Bali moderne, bouffée par le tourisme de masse et la
surpopulation a fini par nous rattraper au franchissement du cap au bout de la
presqu’île de Benoa : plages bordées d’hôtels internationaux, collines
surplombant la mer dévastées par les engins de chantier, voilà la dernière
image que nous avons emportée de cette île de la Sonde, jadis paradisiaque.
Il est maintenant 5h30. Mon quart s’achève dans une demi-heure. La lune s’est
noyée dans l’océan. La nuit est d’encre. Pas encore de trace de l’aube. Loin,
très loin sur tribord, des éclats lumineux trouent l’obscurité : probablement
les éclairs d’un orage sur Java ou les explosions du volcan Mérapi.
Puis voilà que le crépuscule s’installe. L’orient se colore de rose et les
nuages qui s s’y étirent, de bleu pastel. Bluenote est revenu sur sa route à
coup de petites corrections du pilote automatique. Le jour est maintenant totalement
levé. Les deux lignes de pêche installées sur les jupes ont été mouillées mais
nous avons déjà des prises : quatre poissons volants qui ont atterri en
catastrophe sur le filet du trampoline.
Fin du premier quart de nuit. "
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire