jeudi 25 août 2016

Traversée Bali-Cocos Keeling – 4



Pendant que Bluenote, Georgio, Jean-Pierre et Alain continuent à se prélasser au mouillage à Cocos Keeling dont je vous donne un aperçu :


je vous transmets la suite des impressions d’un équipier à bord de Bluenote : quel baptême de mer pour Jean-Pierre !!


" Quatrième quart de nuit : désir de terre


Samedi 20 août – 3h04 : 275 milles de Coco-Keeling ; 243 milles de Christmas. Vingt nœuds de vent apparent, vent réel, secteur Sud-Est : 27 à 28 nœuds. Ciel à peu près dégagé. Depuis la fin de mon quart précédent, le régime d’Alizés qui nous accompagne depuis le départ de Bali, s’est bien renforcé.

L’océan est creusé, la houle croisée nous arrive par le travers bâbord. Bluenote semble quelquefois naviguer au fond d’une vallée, entouré de deux collines d’eau. Puis il se cabre, gravit la vague de quatre ou cinq mètres qui gonfle face à lui. Avant de plonger, on aperçoit, de part et d’autre, de gigantesques cuvettes bouillonnantes. Parfois, une vague, plus puissante que les autres, tape violemment sous la coque. Parfois aussi, l’une d’elle parvient à exploser sur la façade avant du roof ou à submerger partiellement le pont arrière. C’est sportif, surtout quand vient l’heure de cuisiner ( !) mais la structure du navire, sa façon de jouer avec vents et courants dans un surf tout en souplesse et, bien sûr, le confort du bord, font que les conditions de vie sont tout à fait acceptables.



Même si nous naviguons, depuis Bali entre 9 et 10 nœuds de vitesse moyenne sur vingt-quatre heures, il ne s’agit pas pour nous de battre des records. Hier à la tombée du jour, nous avons enroulé partiellement le foc et pris un troisième ris dans la grand-voile. Le renforcement du vent dans la nuit nous permet, malgré cette nette réduction de toile, de maintenir notre allure.
A ce train Bluenote devrait arriver en vue de l’archipel australien de Coco-Keeling demain à la fin de mon cinquième quart de nuit, vers 6h du matin donc.

Malgré la double présence de la constellation d’Orion et de la Croix du Sud qui veillent, avec la lune, sur mes heures de solitude nocturne du haut de la voûte céleste, malgré mon aptitude à la contemplation, exacerbée par la dimension onirique de ce voyage, j’ai hâte de retrouver la terre. Hâte de souffler un peu dans cette course tout de même éprouvante, hâte aussi de découvrir ce confetti du bout du monde dont le nom est une promesse d’exotisme. Hâte enfin de donner corps à ce périple... comment dire... De lui donner une réalité.

Car, bizarrement, depuis que la mer s’est refermée sur nous une fois disparues les côtes indonésiennes, j’ai l’impression que nous nous déplaçons dans une autre dimension, dans un autre espace-temps.

Sur le dos du monstre marin, nous enchaînons les milles dans un univers sans repère. Eau grise ou bleue, noir d’encre ou acier en fusion, perpétuel gonflement des vagues, trains d’écumes blanches qui se succèdent jusqu’à l’horizon : tout change mais rien ne change au fil des jours et des nuits. Nous franchissons les fuseaux horaires et les latitudes (nous sommes descendus de 3 degrés dans le sud depuis Bali), sans que je le remarque vraiment. Un soleil qui se couche plus tard, se lève plus tard aussi alors que nous n’avons pas modifié l’heure du bord qui reste celle de Denpasar : voilà tout. Depuis deux jours nous n’avons plus croisé le moindre bateau, des rencontres qui renvoient à la réalité des côtes et des ports. Rien donc. Le néant mouvant de l’Indien aux Indes si lointaines.

Alors oui, j’ai un désir de terre, moi l’indécrottable terrien enraciné dans les granits de la Margeride et les calcaires des soubergues languedociens. Désir de sentir le vent porter les senteurs chaudes des jungles ou des garrigues, désir de voir les cocotiers se balancer dans la douceur de l’Alizé, désir d’entendre les accents, les langues, la rumeur des conversations, le tapage des rues, désir d'une ligne téléphonique, d’une connexion internet pour me rapprocher d’Edith restée au port d’attache. Désir de vie, tout simplement.

Vous me maudirez sans doute d’avoir de telles pensées alors que je suis sur la route d’un voyage extraordinaire mais l’homme est ainsi fait, de sang et chair... Et la chair est faible de même que l’esprit parfois. Je veux dire le caractère.
Il fallait que les marins d’autrefois en aient du caractère pour affronter les océans des tempêtes des semaines et des mois durant avec astrolabe ou sextant et aucun moyen, autre que l’empirisme, pour anticiper les coups de tabac. Je veux parler des officiers ; les matelots, eux, embarquaient pour l’inconnue, poussés par la faim ou la misère, enrôlés de force assez souvent. Astrolabe et sextant contre GPS et navigation assistée par ordinateur.
Mais qu’est-ce qui poussait ces hommes vers les « terra incognita » si ce n’est un désir de terre, même inconnue ? La destination du marin, c’est le quai, pas la vague. Hier comme aujourd’hui, à l’aide du sextant comme du GPS.

(...) 5h. Vent de sud-est entre 25 et 27 nœuds dans le 130. Vitesse de Bluenote entre 9 et 11 nœuds. Bonne clarté lunaire. Il me reste encore une heure de quart. Il ne faut pas que j’oublie de faire décongeler le dernier rôti de porc. Depuis notre départ je me suis évertué à faire baisser le stock de produits frais car ce qu’il restera serait saisi et détruit par le service sanitaire des douanes à notre arrivée à Coco-Keeling. Les autorités australiennes, tirant, sans doute, l’expérience de la myxomatose que le pays avait inoculée aux lapins pour juguler leur prolifération, maladie qui s’était ensuite répandue sur toute la planète, opèrent un contrôle très strict aux frontières : pas question d’importer le moindre virus.
Nous avons donc congelé les longes du petit thon ramené hier matin. Les Australiens ne devraient pas toucher aux prises de pêche du navire.
Je viens de remettre à la mer un énième poisson volant.
Bluenote poursuit sa course. "


Bloqué quelques jours par les exigences de la quarantaine et par la météo, non encore favorable pour s'élancer vers Rodrigues, Bluenote se repose dans ce mouillage : ça doit être dur !!!! Surtout pour tous ceux qui transpirent à grosses gouttes (pas d’eau de mer) dans la canicule sur une partie de la France : moi, je plongerai bien dans leur eau !!
Autre vue de leur mouillage actuel :


Alexandra, à Paris, température de l’air : 37° aux heures… chaudes !

1 commentaire:

  1. Quel régal de te lire Jean Pierre! On croirait un instant avoir embarqué avec vous à bord du bluenote. Merci pour cette description détaillée qui nous livre votre quotidien de grands marins ainsi que vos émotions d'hommes humbles. On attend la suite avec impatience. ..

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