Quatorzième quart de nuit : Au milieu de nulle part
Mardi 6 septembre – 3h24
; 523 miles de Rodrigues, 1478 miles des Cocos. 19°11’ Sud, 72°44’ Est,
longitude : large de Mumbai (Inde), Male (Maldives).
Vent réel : 25 à 30 nœuds,
sud-est dans le 110. Vitesse : 10 nœuds en moyenne. Foc partiellement enroulé,
deux ris dans la grand-voile. Pression atmosphérique : 1023 Hp, température :
23°6, 86% d’humidité. Ciel partiellement couvert. Mer agitée à forte.
Le puissant ventilateur de l’alizé
s’est enfin remis en marche. Après quarante-huit heures de temps mollasson où
le vent, tombé bien en-dessous des dix nœuds jusqu’à quasiment disparaître,
hésitait entre le nord-est et le sud, il a enfin repris vigueur hier en début
de journée. Le voilà parfaitement établi dans le sud-est, levant une mer agitée
à forte.
Grâce à lui, nous avons couvert deux
cents miles entre mes deux quarts.
L’ambiance à bord de Bluenote est à nouveau celle que nous avions connue entre Bali et les Cocos.
L’ambiance à bord de Bluenote est à nouveau celle que nous avions connue entre Bali et les Cocos.
Le catamaran cavale au-dessus de la
houle, moins croisée toutefois. Alors qu'il renâclait dans le petit temps, on
le sent délivré. Il se livre à une course folle avec les vagues qui défilent à
toute vitesse le long des flotteurs. Il les surfe la plupart du temps,
oscillant en crête sur son point de gravité, cabré comme un pur-sang, avant de
piquer des naseaux dans la cambrure de la houle.
Pour assurer notre confort cette
nuit, il a fallu le brider : enroulement partiel du foc et deux ris dans la
grand-voile prise sous l’averse et en pleine obscurité, ce qui donnait à
l’exercice, dans la lumière de nos frontales, un côté « sports de l’extrême ».
Malgré ce, la chevauchée fantastique
se poursuit en raison d’un alizé qui atteint parfois les trente nœuds en
vitesse réelle.
Autant dire que ma courte nuit entre
le dîner (gratin de pâtes aux épinards) et ma prise de quart a été agitée à
très agitée, au rythme de la mer, donc.
Entre les vagues qui claquaient le
long de la coque dans un bruit d’artillerie, la cataracte du flot dans le
sillage du bateau, le souffle haletant du vent dans l’éolienne et la samba du
surf, le sommeil a été difficile à trouver.
A ce stade du récit, je veux lever
toute ambiguïté. Soyons bien clairs : je ne me plains pas de ces conditions de
navigation. Si, lors des premiers milles au large de l’Indonésie, elles
m’impressionnaient jusqu’à presque me terroriser, j’ai fini par apprécier les
pulsions de l’alizé et puis j’ai trop pesté contre la pétole pour maintenant
râler contre le gros temps.
De la règle intangible et
parfaitement démontrée que chaque mille franchi rapproche le marin de l’escale,
il découle que, plus vite ils seront franchis, plus vite le marin sera entre
les draps de sa Marine.
Il me faudra attendre un peu pour
retrouver la mienne : au rythme actuel nous toucherons Rodrigues jeudi. Nous y
ferons relâche entre trois et quatre jours pour partir vers Maurice où un avion
nous attend. Bref, le port d’attache est encore loin et Marine aussi...
Je rejoins le pont arrière par
acquis de conscience, pour scruter l’horizon au cas où... Il est plongé dans
les ténèbres : pas le moindre feu qui signalerait la présence d’un bateau
navigant sans radar et sans AIS.
Au-dessus de moi, dans sa partie
dégagée, le ciel est constellé d’étoiles qui brillent de toute leur puissance
car la lune, probablement cachée par les nuages et encore à son premier
quartier, ne leur fait pas concurrence.
De temps à autre, une étoile filante
scarifie la peau noire de la nuit. Elle emporte mes vœux.
Depuis quatre jours nous naviguons
dans cette partie de l’Indien que les cartes marines nomment « Océan Basin ».
Nous sommes au centre de cette immensité liquide, à la latitude d’Antananarivo,
capitale de Madagascar, à la longitude des Maldives, seuls au milieu de nulle
part.
Depuis que nous avons bifurqué vers
l’ouest, nous avons quitté la route des cargos qui remontent du sud de
l’Afrique vers l’Extrême-Orient. Plus un seul écho sur l’AIS, plus un seul
signalement radar, rien en visuel bien sûr.
Si la mer est vide, le ciel l’est
tout autant : aucune trace ne signale la présence de routes aériennes au-dessus
de nous.
La mer est même vide de poissons, du
moins en apparence. Ces escadrilles de « fous volants » que le passage de
Bluenote faisait décoller des vagues à grands coups de nageoires, ont quasiment
disparu.
Depuis notre embarquement à Bali,
aucun dauphin ne nous a accompagnés, aucun cétacé ne s'est montré.
Si ce n’étaient la bonite capturée
peu avant d’arriver aux Cocos et le thazard suicidaire qui assure, depuis cinq jours, le
menu de nos déjeuners, nous pourrions croire que cet océan est mort.
Il ne l’est pas assurément.
Compte-tenu du nombre de touches que nous avons eues sur nos deux lignes à la
traîne avant qu’elles ne cassent, de la taille des bestioles entr’aperçues
quand nous les accrochions, compte-tenu aussi du nombre de rapalas perdus
malgré la dimension des fils et des hameçons, nous avons acquis la conviction
que nous naviguons sous la surveillance discrète de monstres marins. Ils sont
partout mais nous ne les voyons pas..
Parfois tout de même, venus d’on ne
sait où, apparaissent des oiseaux. Certains gris au-dessus du corps mais noir
et blanc en-dessous, d’autres blancs avec un long plumet à l’arrière. Captain
Georgio appelle ces derniers « paille-queue ». Ils virevoltent à quelques
centimètres des vagues, disparaissant dans le creux de la houle pour
réapparaître au-dessus de l’écume.
Sur ce néant liquide, pas d’accès au
réseau internet ou seulement par satellite et limité au chargement des fichiers
météos, pas de téléphone (l’iridium ne sera ouvert qu’en cas de nécessité), pas
de radio, pas de télé, encore moins de kiosque à journaux et donc pas d’infos
depuis dix jours.
Nous sommes sur une autre planète
mais il va bien falloir revenir sur terre.
Nous suivons votre traversée avec intérêt. Merci pour ces nouvelles et bon vent!
RépondreSupprimerEffectivement nous appelons à La Réunion ces élégants oiseaux des "Paille-en-queue"
RépondreSupprimerPaul