mercredi 14 septembre 2016

Traversée Cocos Keeling-Rodrigues – 12ème quart de nuit



Le temps me presse : Georges, captain de Bluenote, et ses 2 équipiers Jean-Pierre et Alain, vont bien vite arrivés à Maurice. Il faut que je publie avant tous les récits, écrits pendant ses quarts de nuit, de Jean-Pierre sur leur traversée Cocos Keeling-Rodrigues. Voici donc son 12ème quart de nuit qu’il nourrit de ses souvenirs d’Asie. Car au milieu de cette immensité aquatique Jean-Pierre rêve de terres.
Alexandra à Sète.

" Douzième quart de nuit : rêves d'Asie dans la "pétole" (N.D.T. pétole = absence de vent, calme plat)

Dimanche 4 septembre3h22 ; 869 miles de Rodrigues, 1143 miles des Cocos ; 18°53’ Sud, 78°41’ Est. Cap au 270. Vitesse au GPS vers 7 nœuds, vent de secteur Nord-Est à 10 nœuds variant 150-160. Mer légèrement agitée avec houle de sud. Temps partiellement couvert. Température, 24°C ; pression atmosphérique 1 018 HP.

Les météorologues appellent cela un talweg. Une sorte de bulle de haute pression coincée entre deux fronts perturbés, à l’intérieur de laquelle le vent mollit et se modifie.

Hier, lors de ma prise de quart, nous venions d’en rencontrer un mais nous ne le savions pas. Les derniers fichiers météos « grib » téléchargés aux Cocos dont nous disposions à ce moment-là, n’en faisaient pas état.
 
Le vent était passé, sans que nous nous y attendions, dans le secteur nord-nord-est.
Nous avons navigué toute la nuit à petite vitesse, quasiment vent arrière avec la menace de déventer. Pendant mon quart, il m’a donc fallu jouer constamment avec le cap, abattre pour remonter ensuite sur la route tant bien que mal.

A 7h30, avec le jour, nous avons viré de bord et établi le gennaker vers 11h30. Malgré cette grande voile d’avant, notre vitesse n’a guère dépassé les 8 nœuds tout au long de la journée.

A 18h nous avions couvert 170 miles en 24h. Désespérant.

Nous avons pris connaissance de la présence du talweg dans la journée sur un petit fichier grib téléchargé via le téléphone iridium. La prévision est à dix jours. Elle nous annonce encore du petit temps pour aujourd’hui dimanche.

Le vent devrait se rétablir sud-est lundi et forcir. En attendant nous nous traînons lamentablement. Je regarde le GPS, notre vitesse est de 5 nœuds maintenant...
Signe sans doute que le front perturbé est passé, la température a augmenté. Le coup de frais qui nous avait obligés à sortir les petites polaires et la couverture en cabine, a laissé place à un temps plus doux. Mais on est loin de la moiteur équatoriale.

La perspective d’arriver à Rodrigues mercredi soir ou jeudi au matin s’éloigne donc. Il nous faudra sans doute attendre jeudi soir ou vendredi pour atteindre les Mascareignes.
Nous en sommes aujourd’hui au huitième jour de mer.
 
Hier, nous avons levé notre verre de rhum-orange au franchissement des mille miles sur le trajet Cocos-Rodrigues réalisé en fin de nuit.

Je me conditionne psychologiquement pour passer au mieux ces six jours de mer qui viennent. Six jours sans nouvelles du monde extérieur et de ceux qui nous attendent de l’autre côté des mers, eux-mêmes sans réelle possibilité de pouvoir nous joindre.
« Ca fait du bien de déconnecter de temps en temps », me charrie Captain Georgio. Certes...

Alors je pense à tous ces miles parcourus sur la crête des vagues, de l’aube au crépuscule, du crépuscule à l’aube ; sous le soleil qui darde, sous les constellations australes, dans ce monde marin où tout change trop vite dans la houle, sous la pression des vents, où tout change très vite sans que ça change vraiment.
J
e pense à ce voyage surréaliste dans un espace-temps hors du temps et de l’espace apparent, où l’on ne mesure rien par soi-même, par la conscience, par les tripes, par le regard et les odeurs, où il faut des instruments et des cartes pour le faire.
Voyage théorique où pourtant le réel se rappelle à nous lorsque le vent change d’azimut, quand il mollit, quand il se renforce, quand un grain s’abat, venu de lourds nuages depuis les confins de l’océan.
Drôle de voyage dans l’éther des mers.

Pour lui donner du corps, j’ai besoin de projeter notre route sur l’échelle des terres en me servant des longitudes. De retrouver, grâce à ces projections, des odeurs, des frissons, des images, des scènes de la vie quotidienne, des rencontres, surtout des rencontres.
Verticale est de Java. Le sommet du Kawa Ijen et les mineurs du souffre croisés sur la lèvre du volcan. Ils ploient sous le poids de leurs palanches chargées de lourds cristaux jaunes, pieds presque nus dans les cailloux, poumons offerts aux vapeurs acides. Ils remontent des bouches de l’enfer, pas après pas, souffrance après souffrance, les lèvres serrées, le visage émacié, les côtes saillantes sous des chemises loqueteuses. Ils s’arrêtent pour allumer une clope avant de s’engager sur le mauvais chemin glissant qui dévale l’autre flanc du volcan vers la jungle équatoriale. Ils s’arrêtent et nous sourient.

Verticale Luang Nantha, nord du Laos. Nous marchons sur une route dans la touffeur tropicale. Lui remonte des rives de la rivière qui traverse les rizières au fond de la petite vallée. Il gagne la route, peut-être sans nous voir, la faucille accrochée dans son dos avec une gerbe de jeunes pousses de riz pour le repiquage. L’homme est maigre lui aussi, de petite taille, vêtu d’un short et d’une chemise qui flottent. Coiffé d’un chapeau conique en paille. J’entends le clap-clap de ses tongs sur le goudron. Il avance à un rythme soutenu. J’ai peine à la suivre. Il avance et chante sous l’averse qui s’abat.

Verticale Kompong-son, Cambodge. Des enfants montent vers le monastère qui surplombe une vaste boucle du Mékong. Ils ont leur uniforme d’écolier : chemisette blanche pour les filles et les garçons, short bleu pour les garçons, jupe bleue pour les filles. Ils progressent en riant sur le chemin de latérite qui longe une mare couverte de lotus. Des filles se protègent du soleil sous de vastes feuilles de la plante aquatique, cueillies par les garçons dans la mare. Un vieil homme débouche en mobylette dans la cour du temple. Il nous aperçoit, s’approche, comprend que nous sommes français. Il s’adresse maintenant à nous dans notre langue qu’il a apprise à l’école. C’était bien avant 1974 et la terreur des khmers rouges. Il nous parle de son institutrice, de ses parents massacrés par la clique de Polpot. Il nous parle de lui, réduit à l’état d’esclave dans les rizières. Des larmes coulent sur ses joues à la peau mâchée. Des larmes coulent sur le visage de l’homme et pourtant, il sourit.

Verticale Bagam, Birmanie. Je n’avais jamais vu d’aussi lourds nuages d’orage que cet après-midi-là alors que nous cheminions, seuls, entre les centaines de pagodes de l’immense plaine que longe le fleuve. Nuages de mousson, gigantesques, porteurs de trombes et de feu. Le feu s’est abattu, les trombes avec. Les chemins devenaient bourbiers, les éclairs zébraient. Nous nous sommes réfugiés dans une pagode, attendant l’accalmie pour sortir du site. La foudre ne frappait plus mais la pluie redoublait. Nous étions loin de tout, trop loin de notre hôtel pour le rejoindre à pied dans les inondations qui suivent un épisode de mousson. Des jeunes sont arrivés avec leurs scooters. Rapide négociation. L’aubaine pour eux. Nous voilà à trois par scooter, fonçant dans les flaques, traversant les rus en crue dans de larges gerbes d’eau. Nous étions trempés comme des soupes. Les jeunes riaient, nous aussi.

Verticale Old Delhi, Inde. C’est le crépuscule. La cour de la grande mosquée bruisse d’une foule recueillie mais joyeuse. Il y a là des hommes en traditionnels kameez blancs, des femmes peu voilées, des enfants qui piaillent. Ils sont assis par groupes sur le marbre de la cour, autour des fontaines d’ablution. Ils ont apporté des cabas débordant de nourriture. Ils fêtent ensemble la rupture du jeûne en ce mois sacré du Ramadan. Un groupe m’invite, je m’assoie. On m’offre des bananes et des gâteaux. Nous échangeons quelques mots en anglais. Je les salue et me retire, les laissant à leur fête.

Nous en sommes là, longitude de l’Inde. Plus exactement à la verticale du cap Comorin qui est la pointe extrême du sous-continent. Le vent vient de tomber complètement et de passer au sud-est sous l’averse. Le soleil pointe sur l’horizon. Bluenote râle dans la pétole, agitant rageusement ses voiles, faisant claquer ses cordages de dépit.

Le vent mollit mais il faut bien vivre. "

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