jeudi 15 septembre 2016

Traversée Cocos Keeling-Rodrigues – 14ème quart de nuit



Quatorzième quart de nuit : Au milieu de nulle part

Mardi 6 septembre3h24 ; 523 miles de Rodrigues, 1478 miles des Cocos. 19°11’ Sud, 72°44’ Est, longitude : large de Mumbai (Inde), Male (Maldives). 
Vent réel : 25 à 30 nœuds, sud-est dans le 110. Vitesse : 10 nœuds en moyenne. Foc partiellement enroulé, deux ris dans la grand-voile. Pression atmosphérique : 1023 Hp, température : 23°6, 86% d’humidité. Ciel partiellement couvert. Mer agitée à forte.



Le puissant ventilateur de l’alizé s’est enfin remis en marche. Après quarante-huit heures de temps mollasson où le vent, tombé bien en-dessous des dix nœuds jusqu’à quasiment disparaître, hésitait entre le nord-est et le sud, il a enfin repris vigueur hier en début de journée. Le voilà parfaitement établi dans le sud-est, levant une mer agitée à forte.

Grâce à lui, nous avons couvert deux cents miles entre mes deux quarts.
L’ambiance à bord de Bluenote est à nouveau celle que nous avions connue entre Bali et les Cocos.

Le catamaran cavale au-dessus de la houle, moins croisée toutefois. Alors qu'il renâclait dans le petit temps, on le sent délivré. Il se livre à une course folle avec les vagues qui défilent à toute vitesse le long des flotteurs. Il les surfe la plupart du temps, oscillant en crête sur son point de gravité, cabré comme un pur-sang, avant de piquer des naseaux dans la cambrure de la houle.

Pour assurer notre confort cette nuit, il a fallu le brider : enroulement partiel du foc et deux ris dans la grand-voile prise sous l’averse et en pleine obscurité, ce qui donnait à l’exercice, dans la lumière de nos frontales, un côté « sports de l’extrême ».

Malgré ce, la chevauchée fantastique se poursuit en raison d’un alizé qui atteint parfois les trente nœuds en vitesse réelle.

Autant dire que ma courte nuit entre le dîner (gratin de pâtes aux épinards) et ma prise de quart a été agitée à très agitée, au rythme de la mer, donc.
Entre les vagues qui claquaient le long de la coque dans un bruit d’artillerie, la cataracte du flot dans le sillage du bateau, le souffle haletant du vent dans l’éolienne et la samba du surf, le sommeil a été difficile à trouver.

A ce stade du récit, je veux lever toute ambiguïté. Soyons bien clairs : je ne me plains pas de ces conditions de navigation. Si, lors des premiers milles au large de l’Indonésie, elles m’impressionnaient jusqu’à presque me terroriser, j’ai fini par apprécier les pulsions de l’alizé et puis j’ai trop pesté contre la pétole pour maintenant râler contre le gros temps.

De la règle intangible et parfaitement démontrée que chaque mille franchi rapproche le marin de l’escale, il découle que, plus vite ils seront franchis, plus vite le marin sera entre les draps de sa Marine.

Il me faudra attendre un peu pour retrouver la mienne : au rythme actuel nous toucherons Rodrigues jeudi. Nous y ferons relâche entre trois et quatre jours pour partir vers Maurice où un avion nous attend. Bref, le port d’attache est encore loin et Marine aussi...

Je rejoins le pont arrière par acquis de conscience, pour scruter l’horizon au cas où... Il est plongé dans les ténèbres : pas le moindre feu qui signalerait la présence d’un bateau navigant sans radar et sans AIS.

Au-dessus de moi, dans sa partie dégagée, le ciel est constellé d’étoiles qui brillent de toute leur puissance car la lune, probablement cachée par les nuages et encore à son premier quartier, ne leur fait pas concurrence.
De temps à autre, une étoile filante scarifie la peau noire de la nuit. Elle emporte mes vœux.

Depuis quatre jours nous naviguons dans cette partie de l’Indien que les cartes marines nomment « Océan Basin ». Nous sommes au centre de cette immensité liquide, à la latitude d’Antananarivo, capitale de Madagascar, à la longitude des Maldives, seuls au milieu de nulle part.

Depuis que nous avons bifurqué vers l’ouest, nous avons quitté la route des cargos qui remontent du sud de l’Afrique vers l’Extrême-Orient. Plus un seul écho sur l’AIS, plus un seul signalement radar, rien en visuel bien sûr.

Si la mer est vide, le ciel l’est tout autant : aucune trace ne signale la présence de routes aériennes au-dessus de nous.

La mer est même vide de poissons, du moins en apparence. Ces escadrilles de « fous volants » que le passage de Bluenote faisait décoller des vagues à grands coups de nageoires, ont quasiment disparu.

Depuis notre embarquement à Bali, aucun dauphin ne nous a accompagnés, aucun cétacé ne s'est montré.

Si ce n’étaient la bonite capturée peu avant d’arriver aux Cocos et le thazard  suicidaire qui assure, depuis cinq jours, le menu de nos déjeuners, nous pourrions croire que cet océan est mort.

Il ne l’est pas assurément. Compte-tenu du nombre de touches que nous avons eues sur nos deux lignes à la traîne avant qu’elles ne cassent, de la taille des bestioles entr’aperçues quand nous les accrochions, compte-tenu aussi du nombre de rapalas perdus malgré la dimension des fils et des hameçons, nous avons acquis la conviction que nous naviguons sous la surveillance discrète de monstres marins. Ils sont partout mais nous ne les voyons pas..

Parfois tout de même, venus d’on ne sait où, apparaissent des oiseaux. Certains gris au-dessus du corps mais noir et blanc en-dessous, d’autres blancs avec un long plumet à l’arrière. Captain Georgio appelle ces derniers « paille-queue ». Ils virevoltent à quelques centimètres des vagues, disparaissant dans le creux de la houle pour réapparaître au-dessus de l’écume.

Sur ce néant liquide, pas d’accès au réseau internet ou seulement par satellite et limité au chargement des fichiers météos, pas de téléphone (l’iridium ne sera ouvert qu’en cas de nécessité), pas de radio, pas de télé, encore moins de kiosque à journaux et donc pas d’infos depuis dix jours.

Nous sommes sur une autre planète mais il va bien falloir revenir sur terre.





 




2 commentaires:

  1. Nous suivons votre traversée avec intérêt. Merci pour ces nouvelles et bon vent!

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  2. Effectivement nous appelons à La Réunion ces élégants oiseaux des "Paille-en-queue"
    Paul

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