dimanche 11 septembre 2016

Traversée Cocos Keeling-Rodrigues – 8ème quart de nuit



Huitième quart de nuit : Tentative d'éloge du temps qui passe... Lentement

Mercredi 31 août – 3H20 ; 455 miles des Cocos, 1 548 miles de Rodrigues.



Nous n’avons fait que 183 miles nautiques en 24h depuis ma prise de quart hier. Une « petite » vitesse totalement assumée puisque nous avons navigué avec trois ris dans la grand-voile et un foc réduit ; foc que nous avons totalement enroulé en fin de journée pour le rétablir partiellement ensuite.

A ce rythme, nous devrions atteindre notre point d’inflexion sur la route sud samedi aux premières heures de la journée, après le passage de la perturbation annoncée.
Il nous restera alors approximativement mille miles nautiques à couvrir pour atteindre Rodrigues soit environ un peu moins de cinq jours de mer si nous adoptons une allure plus soutenue. En arrivant, au mieux, mercredi 7 septembre en fin de journée mais plus sûrement jeudi 8 septembre, nous aurons alors navigué pendant onze jours entre les Cocos et les Mascareignes.


Je ne sais si j’en suis au point de faire l’éloge de la lenteur... Sans doute pas encore ! Dans cette course éperdue contre la fuite du temps qu’est ma vie comme celle de la plupart de mes congénères, ces longues, longues journées passées à bord de Bluenote sont comme un point d’orgue.

Il m’arrive parfois, quand la mer se fait dure (c’est à dire souvent) ou quand le bouquin dans lequel je suis plongé finit par me lasser, de songer à ces vols transcontinentaux dont nous ne voyons plus la course dans ce ciel du bout du monde. Ces vols où des passagers installés plus ou moins confortablement, rêvassent en regardant, de dix mille mètres d’altitude, les ridules de l’océan qui sont, pour nous, des creux de cinq mètres. Dans quelques heures ils seront à destination, moi pas !

Quel sens a donc une navigation à la force du vent au cœur du vingt-et-unième siècle ? Quel sens a ce voyage au milieu de nulle part, au milieu de ces espaces liquides, mouvants, où rien ne borne la route en dehors de quelques appareils électroniques et de la course des astres ?

La réponse est sans doute dans cette voûté étoilée qui cette nuit encore s’offre à l’homme de quart. Elle porte nos rêves, notre imaginaire vagabonde au gré des constellations ; elle renvoie aux mythes de l’humanité, à ses incertitudes, à ses doutes, à ses convictions aussi.

Qu’y a-t-il au-delà des galaxies ? Qu’y a-t-il au-delà du néant liquide ? Ces questions qui taraudèrent les premiers navigateurs, leur permirent d’avancer, d’aller au-delà d’eux même, au-delà des mers avec pour seuls moyens, les forces brutes de l’océan et du vent dont il faut se faire les alliés si l’on ne veut pas courir au naufrage.
C'est sur la carte du ciel que ces aventuriers des mers traçaient leur route. Sur mer, ils voyageaient en lisant le ciel, suivant l’étoile du Berger ou la Croix du Sud, estimant leur position à l'heure du soleil zénithal.

Voyager sur mer la tête dans les étoiles, voyager là où on ne rencontre personne si ce n’est soi-même, traverser cet espace-temps d’une autre dimension et vivre cette traversée, pleinement, lentement.

Reconquérir les heures, les jours en oubliant la relativité des secondes et des minutes, bref reconquérir le temps qui nous échappe trop, trop souvent : ne serait-ce pas le sens de ces navigations d’un autre âge, de ces navigations de toujours ?

On dit que l’on mesure le stade d’évolution d’une civilisation à la perception qu’elle a du temps qui passe, aux instruments qu’elle se donne pour mesurer sa fuite plus ou moins finement : cadran solaire ou horloge astronomique...

Signe d’évolution ? Pour ceux qui veulent comparer les civilisations les unes aux autres à l’aune de leurs propres critères, sans doute. Pas pour moi.
 
Avant de vouloir capturer les milliardièmes de seconde, d’abord faut-il savoir observer une plante qui pousse, admettre que la vie d’un homme ne s’inscrit pas sur une échelle de temps mais sur une échelle de valeurs. Conquérir sa liberté, c’est s’affranchir des heures et des minutes. L’esclave du temps n’est pas un homme libre.

Voilà où j’en suis de mes réflexions au cœur de cette nuit où le bateau avance vers un horizon de ténèbres, secoué par une houle croisée, au rythme des vagues qui claquent contre ses coques. Un œil sur l’anémomètre électronique, l’autre sur l’écran de l’AIS pour vérifier qu’aucun bateau n’entre dans notre horizon électronique à seize miles nautiques de nous.

Hier soir, un cargo de 180 mètres, l’Océan Journey, s’y est invité. Dans une mer très cassante, il se dirigeait droit sur nous, sur une route de collision. Il était alors près de 19h, la nuit était d’encre.

La sonnerie du signalement radar nous a indiqué que le sien avait accroché Bluenote. Dans sa passerelle on pouvait donc nous voir sur l’écran mais pas nous identifier comme voilier.

Captain Georgio l’a alors appelé sur le canal 16 de la VHF. Une voix grésillante lui répondu dans un anglais exotique. Océan Journey nous invitait à ne rien modifier de notre route. Il allait la couper à cinq ou six miles et poursuivre sur notre tribord.
Nous avons vu l’énorme masse passer près de nous avec ses feux de position, cap sur l’extrême orient.

1 commentaire:

  1. Si vous avez une connexion internet, vous pouvez prévoir les trajectoires des cargos avec cette application: http://www.marinetraffic.com/en/ais/home/centerx:63/centery:-21/zoom:7

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